Un service militaire au 102° en 1905-1906 - Chap. VI du Volume II, 6° partie des Mémoires d'un Fossile, d'Emile Moussat
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Un service militaire au 102° en 1905-1906 - Chap. VI du Volume II, 6° partie des Mémoires d'un Fossile, d'Emile Moussat
Je vous livre ici un extrait des mémoires de mon grand-père relatif à sa période passée au 102° à Chartres. Viendront bientôt quelques éléments de contexte et biographique, de même que des photos. Il peut y avoir des erreurs sur les noms, merci de me les signaler, car son écriture est difficile à déchiffrer. Manque la localisation du 4° bataillon, de même un mot indiqué par des points d'interrogation. J'ai aussi posé la question de la liaison ferroviaire Chartres - Paris Saint-Lazare qui semblait exister à l'époque et dont je souhaite avoir la confirmation.
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Emile Moussat, "Mémoires d’un Fossile", Volume II – 1905-1921 - Extraits, présentés par son petit-fils Alain Moussat - Sixième Partie - "Au Seuil de l’Avenir"
Chapitre I "Le pompon jaune"
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"Il y a soixante ans, un régiment était une lourde machine. Il comprenait quatre bataillons répartis dans la nature. Le 102ème régiment d'Infanterie par exemple avait un bataillon à Paris - portion principale, un à Chartres - portion centrale, un à la Flèche, un à ….
Les bataillons se distinguaient par la couleur du pompon qui ornait le képi : bleu, rouge, jaune, vert. La section hors rang portait un pompon tricolore. A l'exercice on ne portait pas de pompon, mais un képi fatigué qui avait été déjà porté par au moins un ancien. Mais en tenue de sortie, nous arborions notre pompon. Nous, au troisième bataillon, nous étions les pompons jaunes ou les cocus : car le jaune est une couleur qui excite l'humour.
Les dispensés furent d'abord répartis dans les quatre compagnies du bataillon pour faire leurs classes : ils ne seraient groupés en un peloton spécial que postérieurement en continuant à être administrés par leur compagnie d'origine.
Le colonel résidait à Paris. Le bataillon de Chartres était sous les ordres d'un lieutenant colonel, dont je n'ai jamais su le nom, car nous l'appelions « Patte de pie », à cause de sa démarche.
Le contingent était un amalgame de Beaucerons, de Bretons et de Parisiens, qui ne s'aimaient guère. Et il y avait trois classes présentes sous les drapeaux et les anciens étaient assez durs envers les bleus. Les brimades étaient de tradition.
J'ai bon caractère et suis le premier à rire d'une plaisanterie quand elle est bonne : mais il y a des choses que je ne saurais supporter.
Mon apprentissage fut vite fait. Les anciens avaient imaginé de passer les bleus au cirage. Immobilisé sur son lit par des poignes vigoureuses, le patient était enduit de cirage des pieds à la tête et passé à la brosse à reluire. C'était d'autant plus dégoûtant qu'il n'y avait douche qu'une fois par semaine et un nombre dérisoire de robinets. Le nègre malgré lui devait attendre le premier quartier libre pour aller au bain et les bleus sont consignés à la caserne le premier jour.
Cette brimade était donc odieuse et sale et manquait de drôlerie. Les anciens allaient d'un lit à l'autre, arrachaient la couverture et le drap du bleu et les bourreaux opéraient. La plupart terrorisés laissaient-faire ; d'autres pleuraient ; j'en ai entendu crier « Maman ! »
Quand mon tour arriva, je dis calmement : « Moi, je suis exempt ! - Toi, la bleusaille, tu y passeras comme les autres. Pourquoi es-tu exempt ? - Parce que je l'ai décidé ! » Ce fut un éclat de rire général. « Je vous préviens, que le premier qui touche à mes couvertures déclare la bagarre. - On va voir ça. - C'est tout vu. » Un ancien s'approcha au pied de mon lit et arracha ma couverture. J'ai bondi comme un ressort en me servant des trois planches de mon châlit comme un tremplin et je sautais sur les épaules de l'agresseur.
Sous le choc il tomba à la renverse entre deux lits où des anciens riaient de tout cœur. Je passais sous le châlit de l'un deux et me relevait avec planche, matelas, et hommes sur le dos : le tout s'effondra à grand fracas. Je saisis alors à bras-le-corps le châlit voisin et basculait un ancien de plus. Ce fut un beau tumulte. Tous les anciens accouraient à la rescousse. Je gagnais un coin de la chambre, armé d'un banc comme d'un bouclier et prêt à assommer le premier agresseur. Mais ils étaient en nombre et armés de leur traversin, le polochon, ils se ruaient sur moi. Ça risquait de faire du vilain. Mais soudain je vis se ranger à côté de moi un ancien : il avait un couteau à la main et criait : « Le premier qui touche à ce bleu-là, je le crève. » Le cercle s'élargit à l’instant.
« Toi, tu me plais. Tu n'es pas une nouille comme tous les bleus là. Si tu veux, nous serons copains ! » Je lui serrai la main de tout mon cœur. Et quand nous fûmes habillés, je lui dis : « Une nouvelle amitié, ça s'arrose. » Et on fut à la cantine. Et Lutz me raconta sa pauvre histoire. Il venait des Joyeux. Une bagarre à propos d'une femme l'avait fait condamner : il avait joué du couteau. Et il avait dû faire son service aux compagnies de discipline. Un récent décret du ministre de la guerre avait prescrit que les joyeux qui n'auraient pas encore de punition à leur corps, feraient leurs six derniers mois de service dans la Métropole. Et c'est ainsi que le 102 avait hérité de ce charmant garçon qui n'était plus soldat que pour quatre mois.
Ce fut mon premier ami et le plus précieux. A chaque revue de détail il venait à moi. « T’as tout ce qui te faut, mon bleu ? - Oui ! Je crois. - Bon, et ton bidon ? On t’a fauché ton bidon. T'en fais pas, je vais t'en trouver un autre. » Et il m'en trouvait un autre, dûment nanti de mon matricule. Il me rendait mille petits services et m’enseignait ces mille détails qu'il faut savoir dans une caserne. Nous parlions de Paris dont il était originaire et de l'Afrique dont il arrivait. Je découvris en lui des trésors d'amitié, de franchise, de délicatesse. Il voulait s'instruire et m'écoutait volontiers. En même temps, je lui faisais de la morale : il était capable de volonté puisqu'il n'avait pas encouru de punition à Foum Tataouine
Un jour j'allais trouver le Capitaine : « Mon Capitaine, me serait-il possible d'emmener Lutz en permission un de ces dimanches ? - Mais nous n'y pensez-pas. On ne donne pas de permission à ces gens-là ! - Mon Capitaine, en les faisant servir avec nous, le ministre essaye de leur permettre de se racheter. Je crois qu'en les considérant comme un homme ordinaire, on peut avoir une heureuse influence sur eux. - Mais il va se saouler et il ne rentrera pas. - Je crois qu'il rentrera, mon capitaine. Laissez-moi tenter l'expérience. – Je vous rends responsable. - Mais je l'entends bien ainsi, mon Capitaine. »
Je dis à Lutz : « Tu sais, mon pote ; je t'emmène à Paris samedi. - C'est pas bien de charrier avec les copains. Tu sais bien que je n'ai pas le droit aux perm. et puis je n'ai pas le rond. - Écoute, mon vieux, je ne me suis porté garant pour toi. Si tu fais l'idiot, j'irai en tôle. Mais je sais que tu ne feras pas l'idiot. Il ne sait pas de quoi tu es capable le pitaine. J'ai parié avec lui que tu rentrerais dimanche soir et que tu serais tout à fait d'aplomb. Alors nous partons samedi ensemble. Je te lâche à Saint Lazare. Et tu me retrouves le dimanche à 10h1/2 du soir à la gare. T’inquiète pas pour les billets. C'est moi qui les prends. Tu sais où coucher à Paris ? - Tu parles ! J'ai encore ma vieille. Ça va lui faire un coup. - Tu la salueras de ma part et tu lui diras que tu as un copain. - Ah ! mon vieux, mon vieux, tu ne sais pas ce que ça me fait. »
Pour un peu il aurait pleuré !
Le dimanche soir, mon copain se faisait porter rentrant en même temps que moi. Dans le train il m'avait raconté sa journée, les amis retrouvés, la maman heureuse, la sœur qui était en train de mal tourner et qu'il avait ramenée à la raison. Il était redevenu un homme normal.
Le capitaine me félicita et il fut entendu que Lutz aurait sa permission chaque fois que je la demanderai pour lui. Il n'abusa pas, mais je savais que ce brave garçon ne me ferait jamais honte.
Il fut libéré en février. Mon année de service n’était pas terminée que je lisais son nom dans les journaux. Il avait encore joué du couteau à propos d’une femme et, récidiviste, il avait encore écopé de cinq ans. Pauvre Lutz. Il est de ces plantes qu’on ne peut faire pousser sans tuteur. Enlevez le tuteur et la tige se courbe, est couchée par le vent ou se casse. Je n’ai jamais plus entendu parler de Lutz : mais j’ai connu de ses pareils et ils ont été de mes amis.
J’avais un autre bon camarade. Pierre Schmitt était licencié en droit. Ses parents lui donnaient cent francs par mois : moi-même je recevais des miens la même somme. Nous étions riches : cela ferait environ pour nous deux cents nouveaux francs. Nous devions payer là-dessus notre chemin de fer pour les permissions du dimanche. Nous décidâmes de louer à deux une chambre en ville. Au coin de l’avenue qui menait à la caserne et des boulevards extérieurs de la ville il y avait un hôtel minable et antique, auberge plus qu’hôtel, résultat probable de la fusion de deux bicoques encore plus minables, puisqu’il répondait au nom magnifique d’Hôtel du Chariot d’Or et du Bœuf Couronné. On nous y loua pour cinquante francs par mois, payés d’avance, une chambre à deux lits assez grands avec une grande commode à tiroirs.
Dès que nous avions fini de diner et lavé nos gamelles, nous nous précipitions chez nous et commencions par faire notre toilette. Il était impossible de se laver à la caserne. Logés au quatrième étage, les lavabos se trouvant au premier, il nous était impossible le matin de procéder à une toilette même sommaire. Nous pûmes ainsi être propres et la patronne de l’hôtel lava notre linge.
Nous n’étions pas très riches ? La chambre, le blanchissage, les frais de voyage, par ci par là deux sous de pain et deux sous de pâté pris à la voiture de la cantinière à la pause de l’exercice, cela ne nous laissait guère pour faire le jeune homme. Mais nous n’allions jamais au café et nous ne fumions pas. L’Etat nous octroyait tous les cinq jours le prêt c’est à dire trois sous et un paquet de tabac dont pour ma part je faisais cadeau d’abord à Lutz ensuite à quelque ancien qui avait astiqué mes cuirs.
Une fois lavés nous disposions de deux heures pleines pour nous détendre… ou nous étendre. Pour ma part j’écrivais à ma fiancée qui avait regagné Nice. Je plains les fiancés qui peuvent se voir tous les jours et n’ont jamais l’occasion de s’écrire. Ils ne savent rien l’un de l’autre. C’est dans les lettres qu’on livre son cœur. Notre chambre nous était utile surtout le dimanche où nous étions de garde. Car c’étaient les dispensés qui étaient de garde tous les dimanches et comme nous appartenions à quatre compagnies, notre tour de garde revenait toutes les quatre semaines. Une nuit et une journée de garde avec un repos précaire sur la planche de bas flanc, cela éreinte. Nous étions bien heureux de nous détendre sur un lit, notre garde achevée.
La vie de caserne ne ressemblait pas à la vie de château en ce temps-là. Trois planches posées sur deux tréteaux de fer, c’était notre lit. Une grande table servait à tout et à tous. On y astiquait ses cuirs et on pouvait y manger. Mais comme il n’y avait pas de tabourets, on s’asseyait sur le bord du lit pour consommer le contenu de la gamelle. Car il n’y avait pas de réfectoire. Une boule de pain pour cinq jours séchait sur la planche à pain suspendue au plafond. Le premier jour le pain était une glu collante ; le cinquième il s’effritait en poussière et c’était du pain noir. On buvait de l’eau. Dans toute mon année on ne m’a pas distribué qu’un quart de vin : le 14 juillet. Le café que l’homme de cruche nous apportait le matin n’était que les restes des cuistauds, des sous-officiers et des hommes de garde, qui prélevaient le jus au fur et à mesure qu’il sortait du percolateur.
Le menu de midi a été immuable. Le bœuf bouilli au fond de la gamelle pleine de bouillon et sur le couvercle de la gamelle une cuillère à soupe de légumes écrasés récoltés au fond de la chaudière. Quand on s’était levé avec de la chance, le bœuf était du bœuf ; mais on pouvait aussi bien tomber sur un morceau de gras ou sur un os. La prise de la Bastille nous permit de savourer le même bœuf mais rôti et non bouilli.
Pour de jeunes loups qui s’étaient levés à l’aube et avaient fait l’exercice en plein air¸ ce plat unique était assez frugal. Mais on se rattrapait le soir. Beaucoup de dispensés dînaient en ville, assez riches pour aller au restaurant. Et cela leur donnait quartier libre à cinq heures, tandis que les autres devaient laver leur gamelle et ne sortaient qu’à six heures. Mais ils avaient bien dîné. Car chaque compagnie ayant fourni son repas à ses dispensés comptant à son effectif, ceux qui vivaient à l’ordinaire comme moi avaient quatre plats différents le soir et mangeaient la part des absents. Nous pouvions ainsi avoir le même soir du rata, des haricots, du singe et du riz au lait. Nous faisions ainsi bombance, grâce aux absents.
On se portait d’ailleurs très bien : nous étions l’infanterie de ligne et la ligne nous l’avions. Je perdis trente kilos dans mon année de service.
Et l’infanterie n’était jamais portée. Et l’on avait gardé la tradition de l’Empire où l’on gagnait des batailles avec ses jambes plus encore qu’avec ses bras.
De nos cadres je n’ai pas grand-chose à dire. On les voyait si peu. Le capitaine Sallomon ne quittait guère son bureau. C’était un bien vieux capitaine à la veille de sa retraite ; il avait été engagé volontaire à la guerre de 70 et manquait d’éloquence. Lui donner à instruire des licenciés ne manquait pas d’humour, surtout à une époque où l’on commençait à vouloir instruire les soldats de toutes sortes de choses. C’est ainsi qu’une circulaire ministérielle ordonna aux chefs d’unité de faire une conférence à leurs hommes sur la Mutualité. Un autre aurait chargé un de ses dispensés, licencié en droit, de faire cette conférence qu’il aurait présidée. Une semaine de permission de onze heures sous le prétexte de préparer cette conférence et tous auraient été contents. Mais le Ministre avait prescrit que cette conférence serait faite par les chefs de corps. Alors, voici ce que ça donna. A un retour d’exercice nous attendait, à cheval, le capitaine. Il commanda : « Compagnie halte ! Premier peloton, demi-tour, droite ! » Il fit pénétrer son cheval entre les deux pelotons : « Formez le cercle ! » Il assura sa voix et déclara : « Le Ministre m’a chargé de vous parler de la mutualité. Vous êtes tous de grands garçons et vous savez ce que c’est. La mutualité est je ne sais quoi de mutuel, qui fait qu’on s’entraide mutuellement les uns les autres. Rompez ! »
Mais c’était un excellent homme.
Les lieutenants, on les voyait à peine : ils arrivaient sur le lieu de l’exercice vers neuf heures et commençaient par commander la pause. Puis on effectuait quelque rapide manœuvre. Le lieutenant commandait à l’adjudant ou à un sergent de ramener les hommes au quartier. Il enfourchait sa bicyclette et on ne le revoyait plus. J’ai connu quatre lieutenants ; l’un fin, distingué, sérieux était le fils du grand musicien Bourgault Ducoudray. Un autre assez distant s’appelait Botot de St Sauveur Lorraine : simplement. Le lieutenant Luzzati était plutôt sympathique. Le quatrième qu’on appelait le Marquis (et il était marquis) passait ses nuits à Paris ; à l’exercice il arrivait à moitié endormi, partait pour dormir et reprenait le soir le train pour Paris.
Aux manœuvres, mal entrainé, il ne tenait pas le coup et était le premier à s’affaler quand on sifflait la pause.
Mais j’ai connu un grand chef : le sergent Doirat, notre chef de section. C’était un entraîneur d’hommes né ; il était sévère, et ne passait rien. Il nous mena rudement, voulant faire de nous des hommes. Il nous avait insufflé un tel esprit de corps qu’aux marches d’épreuves on s’était juré de battre des records. Il y eut des hommes mal et aussi qui furent blessés. On s’arrangea entre nous, je portais deux sacs, mais le retour à la caserne était impeccable. Cela dura cinq jours et nous arrivâmes au complet.
Alors Doirat nous réunit dans sa chambre. « Messieurs, j’ai voulu faire de vous des soldats. Vous êtes des soldats et le lieutenant-colonel vient de me féliciter. Je vous ai durement menés. Mais maintenant vous êtes à la hauteur. C’est vous maintenant qui déciderez de l’exercice à faire : je n’ai plus rien à vous apprendre ! » Il le fit comme il l’avait dit. Le matin sur les rangs il demandait : « Où voulez-vous aller ? » On choisissait toujours le service en campagne et on mangeait des kilomètres plus qu’il n’aurait osé en commander.
Il était mécanicien de son métier et avait encore à faire au régiment. Mais c’était l‘un de ces merveilleux sous-officiers qui, peut-être, ont gagné la guerre de 14. Quand nous fûmes libérés, nous retardâmes tous notre départ de Chartres d’un jour pour offrir un beau dîner au Grand Monarque au sergent Doirat. Je vis là ce qu’un modeste sergent peut faire des hommes qui lui sont confiés.
L’année fut riche en incidents. Le voyage de Guillaume II à Tanger était une réplique au rapprochement anglo-français. Nous encaissions Fachoda mais l’Angleterre nous laissait les mains libres au Maroc. Guillaume fit les gros yeux et l’an suivant la conférence d’Algésiras régla provisoirement la question. Mais la guerre était dans l’air et nous fûmes consignés à la caserne, tous les officiers compris, pendant une quinzaine. Aucun journal ne pénétrait au quartier et l’on parlait de mobilisation. Un soir ce fut tragique. Nous allâmes toucher notre uniforme de guerre. Il fallait faire un ballot des vêtements que nous abandonnions, les étiqueter à notre nom et les verser au magasin. On toucha des cartouches, tout un matériel de campement et tout le bataillon, armes sur l’épaule, gagna la gare à pas cadencé. Un train nous attendait ; on nous fit monter dans les wagons. « Ça y est les gars ! » disait-on.
On attendit une bonne demi-heure le départ du train. Puis la sonnerie du régiment retentit. « Tout le monde en bas ! »
On reprit dans la nuit le chemin de la caserne. On reversa nos cartouches et nos habits collection de guerre. On reprit nos vieilles capotes. Et on se couchât très tard. Ce n’était qu’un exercice. Mais le quartier resta consigné.
Puis ce fut le circuit automobile du Mans : notre régiment devait y assurer le service d’ordre. On partit à pied, couchant chez l’habitant. En Beauce on était aussi mal reçu que possible. On enlevait la corde des puits avant notre arrivée. On nous faisait payer huit sous le litre de lait, qui en valait trois. On nous logeait là où des cochons n’auraient pas voulu rester.
Mais passé Nogent-le-Rotrou, ce fut le Paradis. Les gens du Perche nous accueillaient comme des enfants. Quand nous achetions un litre de lait : « Garde donc tes sous, mon petit gars ! » Dans la région de Bernay on nous avait entassés dans les fermes situées à proximité du parcours de la course. Un paysan m’aborda. « Dis-donc, mon gars, tu ne voudrais pas avec trois, quatre copains faire un bon dîner ? Oui ! on vous a tous mis là chez ce cultivateur. C’est des braves gens, mais pas riches et on leur a donné trop de monde. Ma ferme est par là à un kilomètre. Soyez-y à six heures ! on vous attend. » Nous y fumes quatre. Pour un bon dîner, ce fut un fameux dîner, un repas de noces à la campagne. Et on termina par une eau de vie de cidre qui avait vieilli dans un tonneau qui avait contenu du miel. Nous rentrâmes dans un bel état dans notre cantonnement.
J’ai eu souvent l’occasion d’être frappé par la différence de caractère qui règne d’un canton à l’autre. Il y a vraiment deux races de paysans, ceux de Zola et ceux de Georges Sand. D’une part des gens durs, méfiants, âpres au gain, hostiles à l’étranger ; d’autre part de braves gens simples ayant le cœur sur la main. C’est un problème qui mériterait d’être examiné et que l’histoire doit pouvoir élucider.
Cette virée dans le pays manceau nous enchanta. Nous fûmes au premier rang pour voir la course, où le premier dépassa pour la première fois cent kilomètres à l’heure. En 1906 c’était fabuleux.
Et nous rentrâmes à Chartres à pied. A Ceton église admirable avec plafond peint. Je rendis visite au curé pour être renseigné : « C’est vrai qu’elle est belle mon église. Et vous avez vu les statues ? – Mon Dieu, Monsieur le Curé, elles sont très belles (c’étaient des horreurs de la place St Sulpice) mais étant donné le style de l’Eglise, ça jure un peu et je préfèrerais des saints de bois de l’époque. – Ah ! il y en avait, mais c’était bien mieux. Quand le marquis nous a donné tous ces saints neufs on s’est débarrassés des vieux ! – Débarrassé ? Comment ? – Dame ! on les a sciés en trois : ils sont dans les bûchers et nous chaufferont cet hiver. – On peut les voir ? – Bien sûr, si ça vous amuse ! »
Horreur ! C’était bien vrai. D’admirables sculptures sur bois du XVème, sciées chacune en trois morceaux. Je gémis : « Monsieur le Curé, je ne sais pas si vous avez commis un gros pêché ; mais vous avez subi un grand dommage. N’importe quel antiquaire vous aurait donné pour chacune de ces statues plus que ce qu’a dépensé votre châtelain. Mais tous les morceaux sont là. Un spécialiste peut avec des goujons les recoller, les restaurer, les remettre sur pied. - Bah ! ça a de la valeur ces vieux bois vermoulus. – Informez-vous, Monsieur le Curé. » Ah ! il était temps que la loi des inventaires vint mettre à l’abri les trésors de nos Eglises.
A la Ferté-Bernard, deux paysans se disputaient : « Tiens, on va demander au militaire ! » Dame le militaire n’était pas du pays, il serait impartial. Le cas était grave. L’un des paysans avait loué pour un jour un verrat pour saillir une truie. Mais ce verrat s’était conduit comme un cochon, n’avait pas voulu manquer de respect à Madame Truie et naturellement le père nourricier ne voulait rien payer. J’interrogeais les Mânes de Salomon et je décidai : « Le verrat va rester un jour de plus avec la truie et quoiqu’il arrive le propriétaire de la truie paiera pour une journée ! » Les deux paysans furent d’accord : « C’est bien jugé tout de même. On va prendre une bolée. »
Nous repartîmes le lendemain à l’aube. Je mourrai, sans savoir si le verrat a fait son devoir. En manœuvres de ce genre, je commençais toujours, arrivé à l’étape, par laver ma chemise, bien souvent dans les mares du village, où la chemise prenait une belle teinte tabac. Ayant deux chemises qui alternaient, je pouvais chaque jour mettre du linge propre. Il nous arrivait parfois de cantonner dans quelque village situé au bord d’une rivière. Mais il était strictement interdit de se baigner. Au lieu de nous apprendre à nager, on évitait les accidents en nous laissant au sec. Les règles administratives sont le plus souvent négatives : l’armée et l’université étaient d’accord sur ce point.
J’aimais la marche en plein air. On est admirablement seul dans une colonne en marche. La cadence du pas m’inspirait des vers. Arrivé à l’étape, je notais les vers que j’avais composés en route. J’avais dans ma cartouchière droite des rouleaux de papier parcheminés et une fiole d’encre de Chine et dès que je pouvais m’installer un peu confortablement je mettais au net les poèmes pour la fiancée. Raymond en possède l’exemplaire unique et manuscrit. Je ne l’ai jamais revu. La fiancée doit avoir ses cachettes.
A peine rentrés de la Sarthe, nous dûmes repartir. Cette fois pour Paris. On craignait des troubles dans la capitale à l’occasion du premier mai, et on avait fait occuper la capitale par plusieurs divisions. Le soir du premier mai, je fus ainsi de garde à la Préfecture de Police. Je vis arriver toute la journée et toute la nuit les paniers à salade d’où les ouvriers arrêtés descendaient un par un entre deux haies de policiers qui se renvoyaient les pauvres diables à coups de poing. Ce passage à tabac systématique et transformé en une sorte de jeu m’a laissé un écœurement, qui m’a dégouté à tout jamais de tous les policiers. Un régime fondé sur les sbires ne peut qu’être abject.
Nous fûmes casernés un peu partout, à la galerie des machines, au couvent de la rue Oudinot qui devint plus tard le Ministère des Colonies, à l’Ecole militaire. Et le premier mai dura six semaines. On ne savait que faire de nous. En principe nous occupions un chantier un jour sur deux. Les ouvriers venaient fraterniser avec nous et nous porter de la bière. Nous étions assez inquiets. Les Beaucerons étaient venus avec la haine des manifestants qui, pour eux, paysans et cultivateurs avaient le double tort d’être parisiens et ouvriers. Nous savions qu’ils espéraient bien avoir à tirer sur les socialistes. Et nous avions chacun marqué notre homme pour faire dévier le coup de fusil en cas de grabuge. Mais il n’y eut pas la moindre manifestation. Les jours où nous n’étions pas de garde on ne savait que faire de nous. On essaya de nous faire faire l’exercice au terrain d’Issy-les-Moulineaux. C’est ainsi que je pus voir Santos Dumont dans son cigare à crémaillère et Renaud dans son cerf-volant. Mais on ne pouvait traverser Paris que l’arme à l’épaule et au pas cadencé et la rue de Vaugirard n’en finit pas. Et d’autre part on cherchait à camoufler l’occupation militaire et à ne pas sembler provoquer la population. Rassurer le capital sans inquiéter le prolétariat, c’est un équilibre instable que bien peu de roublards ont réussi à trouver.
Alors on tua le temps. On décida de nous faire visiter Paris, par escouades. Notre caporal Gouache, paysan illettré complètement perdu dans Paris, on m’ordonna de lui servir de guide. Nous n’avions que la Seine à traverser pour être au Musée Guimet. Les Beaucerons étaient éberlués et mes camarades parisiens s’en donnaient à cœur joie. Et je fis un rapport, que ce brave Gouache passa sa soirée à recopier de sa maladroite écriture.
La fois suivante, nous dimes à Gouache : « Ecoute. On va visiter Paris individuellement. Tu nous attendras à cinq heures chez le bistrot du coin, où nous t’ouvrons un crédit illimité. – Oui ! mais mon rapport ? – Ne t’inquiète pas. Tu n’auras qu’à le recopier. » Et je voulus m’amuser un peu. Dans ce rapport nous avions visité le Sacré Cœur de Montmartre, le Panthéon, le Trocadéro, l’Arc de Triomphe et je ne sais quoi encore. Au moins quinze lieues à pied. Gouache recopia le tout. Je fus appelé par le lieutenant : « Pourquoi vous moquez vous ainsi de ce pauvre caporal ? – Mon lieutenant, je vous demande pardon, mais c’est la situation qui est comique. Faire visiter Paris sous la conduite d’un paysan qui n’a jamais quitté son village ! – J’en conviens, mais on ne sait quoi faire de vous. – Ne pourrait on pas organiser des visites individuelles ? – Nous verrons ça. » On ne nous infligea plus de sorties collectives. En fait, on pouvait sortir du quartier par plus d’une porte. Et moi j’avais affaire à Paris. J’étais à cinq mois de ma libération et par conséquent de mon mariage. Il fallait aviser à trouver un appartement pour le jeune ménage et visiter les lieux. J’avais donc de quoi m’employer quand je n’étais pas assis sur les briques d’un chantier. Je pris l’habitude d’aller déjeuner rue St Jacques chez mes parents les jours où il n’y avait rien à faire.
C’était une mauvaise habitude. Car un jour où ma compagnie était consignée au quartier en piquet d’incendie, je me dis qu’il n’y aurait pas d’incendie et je vins demander à déjeuner à ma mère. Nous étions au dessert quand on entendit passer les pompiers. Et des gens criaient dans la rue : « Il y a le feu à la Halle aux Cuirs ! » C’était en somme à deux pas de chez nous et j’avais un ami qui habitait rue de la Clef. Ma mère voulait aller voir : je l’accompagnai.
Ça brûlait bien. Un immense incendie où tout fut détruit. Et les pompiers de toutes les casernes. Mon uniforme me facilitait l’accès aux premiers rangs. Et je tombai pile sur mon lieutenant, qui m’interpella : « Qu’est-ce que vous foutez-là ? vos camarades sont occupés un peu plus loin ! » C’était ma compagnie, le piquet d’incendie, qui avait été appelée. Je ne demandais pas mon reste ; je fis mine de m’engager dans la direction indiquée, mais je n’avais pas la moindre envie de voir l’incendie et je m’éloignai le plus vite possible du lieu du sinistre.
Nous ne rentrâmes à Chartres qu’en Juin, juste pour les examens de fin de peloton. Et on nous annonça une permission de quatre jours à cette occasion. Quelle aubaine ! J’allais pouvoir me rendre à Nice !
J’allai trouver le capitaine, lui expliquai mon cas et lui demandai la permission de partir par le train du matin. C’était pour moi le seul moyen de prendre à la gare P.L.M. le train pour Nice de deux heures quinze et d’arriver à Nice près de vingt¬-quatre heures après. Le caporal compris très bien et me dit : « Accordé ! » J’écrivis à ma mère de m’attendre à Montparnasse avec mes valises et mes affaires civiles. Car j’avais juste le temps de passer d’une gare à l’autre. Et naturellement j’annonçais la bonne nouvelle à Raymonde.
Vint le samedi du départ. Catastrophe ! A 9 heures on annonçait que d’ordre du lieutenant-colonel le train du matin était formellement interdit à tous les permissionnaires, qui devraient prendre le train de six heures du soir. Je me ruais chez le Capitaine : « Mon Capitaine, cet ordre ne me concerne pas, puisque vous m’avez promis que je prendrai le train du matin ? – Il n’y a pas de promesse qui tienne ; un ordre est un ordre. Le colonel a décidé : même les officiers ne pourront prendre ce train. Allez ! Rompez ! »
Je risquai le tout pour le tout. Je m’habillai en tenue n° I et me plantai bien en vue dans la cour. Le capitaine m’aperçut : « Malheureux ! qu’est-ce que vous faites là ? Si le colonel vous voit, ça va barder. Mon capitaine, je n’ai jamais pensé que la promesse d’un officier ne pouvait être tenue. Ma mère va m’attendre à la gare Montparnasse. Mon voyage à Nice est impossible. Je sais que vous trouverez un moyen. – Ne restez pas là ! » Et il m’entraîna : on fit le tour de la caserne. Le capitaine m’introduisit dans le parc à voitures, qui avait une face sur la campagne. Il m’ouvrit la porte : « Filez ! Si vous êtes pris, vous avez sauté le mur ; vous savez ce qui vous attend. »
La gare était assez loin. Je partis au pas de course. J’arrivai, le train arrivait lui-même du Mans. Pour ne pas être vu du piquet de garde de la gare, je montai à contre-voie dans un compartiment de troisième vide et m’installai dans un coin en remerciant tous les saints.
On a toujours tort de remercier les saints trop tôt. La portière s’ouvrit. Une dame parut encombrée de bagages et d’une séquelle d’enfants. Je l’aidai à monter. Je mis tous ses bagages dans les filets ; je donnai mon coin, quand mon à son tour un civil que je n’avais pas remarqué ! C’était le colonel en civil.
Je le saluai au garde à vous et j’attendis, lisant à travers sa tête. La désobéissance était formelle : il allait appeler la garde et me faire accompagner à la caserne où je passerai ma permission à la salle de police. Il hésitait. Faire cela en présence de sa femme envers qui je m’étais montré serviable ce n’était pas chic, vraiment. Il articula : « Je vous remercie, mon ami ! – A vos ordres mon Colonel ! » Et je tournai les talons, j’enfilai tous les couloirs, je mis tout le train entre le colonel et moi. A Paris, il eut été bien malin de me retrouver.
Le pauvre colonel ! Je comprenais pourquoi il avait interdit ce train à tous les militaires sous ses ordres. Comme colonel il devait voyager en première au quart de place. Mais sa famille nombreuse ne pouvait pas se payer ce luxe : les cartes de famille nombreuse n’existaient pas encore. Pour voyager à moindres frais et rester avec sa famille¸ il avait, lui, voyagé en troisième et toute la dignité de l’armée était compromise si on l’avait su. Il devait être aussi ennuyé d’être tombé sur moi que moi d’être tombé sur lui. J’eus un peu de honte pour la France payait si mal ses serviteurs.
Je trouvais Raymonde embellie : ce n’était plus l’enfant que j’avais quittée ; c’était une jeune fille vive et gracieuse. Je passai trois jours lumineux dans cette belle maison du Boulevard de Cimiez : quand je dis trois jours, je compte large. Car arrivé le dimanche à midi, je quittai Nice le mardi après-midi : c’était si loin de Chartres en ce temps-là.
Et ce furent les grandes manœuvres dans l’immense Beauce dorée où les blés étaient moissonnés. Les quatre bataillons s’étaient réunis et nous fîmes la connaissance du Colonel. Etapes énormes ; abris précaires ; je préférais coucher sur le trottoir un pavé sous la tête que dans la paille souillée ou ronflaient des ivrognes. Je m’étais chargé comme une bête de somme. Sur mon sac le bouthéon empli à refus de boites de conserve ; à mon côté gauche deux musettes dont l’une contenait une boule de pain et l’autre mon appareil de photographie rigide 9 x 12 à plaques. Mais j’étais robuste et préférais m’alourdir qu’être pris au dépourvu.
On chargeait à la baïonnette en ligne d’une brigade ; les perdreaux traqués ne pouvaient plus s’envoler ; des serre-files empêchaient les hommes de les ramasser. On se canardait gaillardement sans se faire le moindre mal. Cela ne nous entraînait pas le moins du monde à la guerre, mais marcher, mais courir dans les chaumes était un excellent exercice. Je me rappelle que ma compagnie avait un matin été détachée dans un pli du terrain en réserve. On était couché au soleil dans les éteules et l’on savourait la situation.
Soudain, on entend sonner la charge, puis c’est une ????? forcenée. Nous sommes en réserve ; nous ne bougeons pas.
Mais voilà que tout à coup apparait au galop le colonel en personne. Il se fout en colère. « Capitaine, que faites-vous ici ? – Mon Colonel, nous sommes en réserve et j’attends des ordres. – Monsieur, l’officier qui attend des ordres pour avancer à l’heure de l’assaut est un lâche ! » Pauvre Sallomon ! Nous le blaguions beaucoup ! Mais nous trouvions que le Colonel était ridicule. Comme s’il y avait eu le moindre danger à avancer ! Mais cela nous valut un excellent pas gymnastique à travers champs pour rejoindre la ligne.
Vint le dimanche de l’ouverture de la chasse. Il avait été décidé que les troupes en manœuvre libèreraient le terrain à quatre heures du matin et seraient consignées dans leurs cantonnements toute la journée. Or le lendemain lundi était jour réglementaire de repos : en manœuvres il y avait un jour de repos tous les cinq jours.
Pour remplacer le dimanche on prescrivit une manœuvre de nuit. On marcha à l’aube du dimanche avant de s’écraser dans la paille pour quarante-huit heures ; on avait parcouru quarante-quatre kilomètres. Mais ces deux jours de repos en pleine Beauce me faisaient gros cœur.
On avait loué à Paris au troisième étage du 43 rue Claude Bernard un charmant appartement de jeunes mariés et les ouvriers faisaient les tapisseries et refaisaient les peintures. J’avais grande envie d’y aller voir. La plus prochaine gare était à une bonne lieue. Je partis à travers champs, malgré les fatigues de la veille. Arrivé à cette petite gare, je tombai sur mon adjudant Cesari ! « Que faites-vous là ? Vous savez bien que le cantonnement est consigné ! – Oui, mon adjudant, mais je suis venu sans doute pour les mêmes raisons que vous. – Vous comprenez, ma famille est à Chartres et je voudrais bien passer ces deux jours avec eux. – Je le comprends d’autant mieux, mon adjudant, que je me marie dans un mois et que j’ai mille choses à faire à Paris. » Il en prit son parti : « Et bien ! puisque vous êtes là, ça ne vous ferait rien de prendre deux billets pour Chartres. Un adjudant, vous comprenez, c’est facile à repérer ; un soldat sans galon c’est impossible. » Il avait raison : on me délivra les billets sans difficulté et j’utilisai fort bien ces deux jours.
Mais à mon retour, j’appris qu’il avait failli arriver un drame. Le sergent vaguemestre était arrivé au cantonnement avec un télégramme pour moi : Raymonde qui gentiment m’envoyait un message pour l’anniversaire de nos fiançailles. Et il appela : « Moussat ! » Heureusement, il y a des copains qui ne sont pas trop bêtes. Mon camarade Marjolin répondit sans hésiter : « Présent ! » Et aucun des autres, même les Beaucerons, ne bougea. Le vaguemestre flaira quelque chose : « C’est bien vous, Moussat ? – Oui ! Sergent ! – Alors signez là. » Il fallait émarger quand on recevait un télégramme. Marjolin signa sans hésiter : Moussat. Le vaguemestre attendait toujours. Alors Marjolin ouvrit le télégramme : « C’est ma fiancée ! Merci, sergent ! »
Ah ! les camarades ! de lycée, d’Ecole, de régiment, de captivité ! Ils m’ont enseigné une façon intelligente et virile d’aimer, un désintéressement, une solidarité. La camaraderie c’est peut-être la plus belle forme d’amour. Rien qu’à cause des camarades, je n’ai jamais regretté de m’être fait pistonner pour être soldat.
Ç’avait été difficile. On réformait assez facilement les Normaliens, qui passaient pour avoir mauvais esprit et être antimilitaristes. Or, je portais des verres, j’étais myope et astigmate. Le verdict du major fut net et rapide : « Ajourné ! » Cela m’eût horriblement humilié de ne pas faire de service militaire. « Monsieur le Major, est-ce que votre décision est sans appel ? – Si ça vous chante, vous pouvez demander une contre visite au Val de Grâce, mais ça ne change rien. – Je vais tout de même essayer Monsieur le Major. »
J’en parlai à mon père. Mon père, vieux zouave, me compris bien. Or il se trouvait qu’il connaissait très bien le Directeur du Val de Grâce. Il m’accompagna auprès de lui. Il éclata de rire : « C’est bien la première fois que je vois un homme se faire pistonner pour faire son service militaire ! » Il me remit un mot pour le médecin qui me ferait passer la contre visite. Et je quittai le Val de Grâce, nanti de ce superbe certificat, plein d’humour : « Vue supérieure à la normale après correction par des verres appropriés ! » et c’est ainsi que je fus soldat.
On rentra à Chartres avant septembre. L’ouverture de la chasse marquait la fin des hostilités. Je devais me marier pour la Saint Michel. Je sollicitai une dernière faveur du capitaine adjudant major Rochet ; c’était de laisser repousser mes cheveux. Car le retour à la caserne avait donné du travail au coiffeur. Il refusa et même m’engagea à me faire couper les cheveux sans tarder, car les miens étaient déjà trop long.
En habit, avec cette tête de forçat. Je ne le souhaitai à aucun prix. Ma sœur s’était mariée à la fin de 1905 et j’avais eu une permission : j’avais pu me rendre compte à quel point ma tête rase était insolite à un mariage. Le capitaine Rochet ajouta : « En tous cas vous ne sortirez pas de ce quartier avec ces cheveux là ! » Je rongeai mon frein, bien décidé à risquer ma chance. Mais le soir à l’heure de sortie, je repérai le capitaine, il était debout à la porte de la caserne et chaque homme devait ôter son képi. Si les hommes avaient les cheveux trop longs, le capitaine faisait un signe et le barbier qui l’accompagnait exhibait une tondeuse n° 0 et de l’oreille gauche à la tempe droite traçait une magnifique avenue dans la broussaille capillaire. Le pauvre diable enfonçait son képi sur ce désastre et se précipitait chez le premier coiffeur pour se faire tondre en entier.
Je remontai dans la chambrée et guettai par la fenêtre la porte du quartier. Rochet n’en bougea pas. Le lendemain c’était la même chose ; le surlendemain pareil. Je savais Rochet capable de demeurer là jusqu’au jugement dernier. Et je ne pouvais plus gagner ma chambre de l’Hôtel du Chariot d’Or et du Bœuf couronné, où ma fiancée adressait ses lettres. Le quatrième jour je n’y tins plus et à quinze jours de la libération je sautai le mur de la caserne en plein jour. On montait sur la borne fontaine, on faisait un rétablissement et on se laissait choir. Je passai ainsi la dernière quinzaine de mon service militaire à sauter le mur tous les soirs. Et c’est nanti d’une coiffure d’honnête homme que je pus partir pour Nice et me marier."
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N.B. Ces mémoires sont inédites, en cours de publication, sous licence CC, merci de me demander l'autorisation pour toute utilisation, dans la mesure où elle n'est pas commerciale. Alain Moussat
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Emile Moussat, "Mémoires d’un Fossile", Volume II – 1905-1921 - Extraits, présentés par son petit-fils Alain Moussat - Sixième Partie - "Au Seuil de l’Avenir"
Chapitre I "Le pompon jaune"
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"Il y a soixante ans, un régiment était une lourde machine. Il comprenait quatre bataillons répartis dans la nature. Le 102ème régiment d'Infanterie par exemple avait un bataillon à Paris - portion principale, un à Chartres - portion centrale, un à la Flèche, un à ….
Les bataillons se distinguaient par la couleur du pompon qui ornait le képi : bleu, rouge, jaune, vert. La section hors rang portait un pompon tricolore. A l'exercice on ne portait pas de pompon, mais un képi fatigué qui avait été déjà porté par au moins un ancien. Mais en tenue de sortie, nous arborions notre pompon. Nous, au troisième bataillon, nous étions les pompons jaunes ou les cocus : car le jaune est une couleur qui excite l'humour.
Les dispensés furent d'abord répartis dans les quatre compagnies du bataillon pour faire leurs classes : ils ne seraient groupés en un peloton spécial que postérieurement en continuant à être administrés par leur compagnie d'origine.
Le colonel résidait à Paris. Le bataillon de Chartres était sous les ordres d'un lieutenant colonel, dont je n'ai jamais su le nom, car nous l'appelions « Patte de pie », à cause de sa démarche.
Le contingent était un amalgame de Beaucerons, de Bretons et de Parisiens, qui ne s'aimaient guère. Et il y avait trois classes présentes sous les drapeaux et les anciens étaient assez durs envers les bleus. Les brimades étaient de tradition.
J'ai bon caractère et suis le premier à rire d'une plaisanterie quand elle est bonne : mais il y a des choses que je ne saurais supporter.
Mon apprentissage fut vite fait. Les anciens avaient imaginé de passer les bleus au cirage. Immobilisé sur son lit par des poignes vigoureuses, le patient était enduit de cirage des pieds à la tête et passé à la brosse à reluire. C'était d'autant plus dégoûtant qu'il n'y avait douche qu'une fois par semaine et un nombre dérisoire de robinets. Le nègre malgré lui devait attendre le premier quartier libre pour aller au bain et les bleus sont consignés à la caserne le premier jour.
Cette brimade était donc odieuse et sale et manquait de drôlerie. Les anciens allaient d'un lit à l'autre, arrachaient la couverture et le drap du bleu et les bourreaux opéraient. La plupart terrorisés laissaient-faire ; d'autres pleuraient ; j'en ai entendu crier « Maman ! »
Quand mon tour arriva, je dis calmement : « Moi, je suis exempt ! - Toi, la bleusaille, tu y passeras comme les autres. Pourquoi es-tu exempt ? - Parce que je l'ai décidé ! » Ce fut un éclat de rire général. « Je vous préviens, que le premier qui touche à mes couvertures déclare la bagarre. - On va voir ça. - C'est tout vu. » Un ancien s'approcha au pied de mon lit et arracha ma couverture. J'ai bondi comme un ressort en me servant des trois planches de mon châlit comme un tremplin et je sautais sur les épaules de l'agresseur.
Sous le choc il tomba à la renverse entre deux lits où des anciens riaient de tout cœur. Je passais sous le châlit de l'un deux et me relevait avec planche, matelas, et hommes sur le dos : le tout s'effondra à grand fracas. Je saisis alors à bras-le-corps le châlit voisin et basculait un ancien de plus. Ce fut un beau tumulte. Tous les anciens accouraient à la rescousse. Je gagnais un coin de la chambre, armé d'un banc comme d'un bouclier et prêt à assommer le premier agresseur. Mais ils étaient en nombre et armés de leur traversin, le polochon, ils se ruaient sur moi. Ça risquait de faire du vilain. Mais soudain je vis se ranger à côté de moi un ancien : il avait un couteau à la main et criait : « Le premier qui touche à ce bleu-là, je le crève. » Le cercle s'élargit à l’instant.
« Toi, tu me plais. Tu n'es pas une nouille comme tous les bleus là. Si tu veux, nous serons copains ! » Je lui serrai la main de tout mon cœur. Et quand nous fûmes habillés, je lui dis : « Une nouvelle amitié, ça s'arrose. » Et on fut à la cantine. Et Lutz me raconta sa pauvre histoire. Il venait des Joyeux. Une bagarre à propos d'une femme l'avait fait condamner : il avait joué du couteau. Et il avait dû faire son service aux compagnies de discipline. Un récent décret du ministre de la guerre avait prescrit que les joyeux qui n'auraient pas encore de punition à leur corps, feraient leurs six derniers mois de service dans la Métropole. Et c'est ainsi que le 102 avait hérité de ce charmant garçon qui n'était plus soldat que pour quatre mois.
Ce fut mon premier ami et le plus précieux. A chaque revue de détail il venait à moi. « T’as tout ce qui te faut, mon bleu ? - Oui ! Je crois. - Bon, et ton bidon ? On t’a fauché ton bidon. T'en fais pas, je vais t'en trouver un autre. » Et il m'en trouvait un autre, dûment nanti de mon matricule. Il me rendait mille petits services et m’enseignait ces mille détails qu'il faut savoir dans une caserne. Nous parlions de Paris dont il était originaire et de l'Afrique dont il arrivait. Je découvris en lui des trésors d'amitié, de franchise, de délicatesse. Il voulait s'instruire et m'écoutait volontiers. En même temps, je lui faisais de la morale : il était capable de volonté puisqu'il n'avait pas encouru de punition à Foum Tataouine
Un jour j'allais trouver le Capitaine : « Mon Capitaine, me serait-il possible d'emmener Lutz en permission un de ces dimanches ? - Mais nous n'y pensez-pas. On ne donne pas de permission à ces gens-là ! - Mon Capitaine, en les faisant servir avec nous, le ministre essaye de leur permettre de se racheter. Je crois qu'en les considérant comme un homme ordinaire, on peut avoir une heureuse influence sur eux. - Mais il va se saouler et il ne rentrera pas. - Je crois qu'il rentrera, mon capitaine. Laissez-moi tenter l'expérience. – Je vous rends responsable. - Mais je l'entends bien ainsi, mon Capitaine. »
Je dis à Lutz : « Tu sais, mon pote ; je t'emmène à Paris samedi. - C'est pas bien de charrier avec les copains. Tu sais bien que je n'ai pas le droit aux perm. et puis je n'ai pas le rond. - Écoute, mon vieux, je ne me suis porté garant pour toi. Si tu fais l'idiot, j'irai en tôle. Mais je sais que tu ne feras pas l'idiot. Il ne sait pas de quoi tu es capable le pitaine. J'ai parié avec lui que tu rentrerais dimanche soir et que tu serais tout à fait d'aplomb. Alors nous partons samedi ensemble. Je te lâche à Saint Lazare. Et tu me retrouves le dimanche à 10h1/2 du soir à la gare. T’inquiète pas pour les billets. C'est moi qui les prends. Tu sais où coucher à Paris ? - Tu parles ! J'ai encore ma vieille. Ça va lui faire un coup. - Tu la salueras de ma part et tu lui diras que tu as un copain. - Ah ! mon vieux, mon vieux, tu ne sais pas ce que ça me fait. »
Pour un peu il aurait pleuré !
Le dimanche soir, mon copain se faisait porter rentrant en même temps que moi. Dans le train il m'avait raconté sa journée, les amis retrouvés, la maman heureuse, la sœur qui était en train de mal tourner et qu'il avait ramenée à la raison. Il était redevenu un homme normal.
Le capitaine me félicita et il fut entendu que Lutz aurait sa permission chaque fois que je la demanderai pour lui. Il n'abusa pas, mais je savais que ce brave garçon ne me ferait jamais honte.
Il fut libéré en février. Mon année de service n’était pas terminée que je lisais son nom dans les journaux. Il avait encore joué du couteau à propos d’une femme et, récidiviste, il avait encore écopé de cinq ans. Pauvre Lutz. Il est de ces plantes qu’on ne peut faire pousser sans tuteur. Enlevez le tuteur et la tige se courbe, est couchée par le vent ou se casse. Je n’ai jamais plus entendu parler de Lutz : mais j’ai connu de ses pareils et ils ont été de mes amis.
J’avais un autre bon camarade. Pierre Schmitt était licencié en droit. Ses parents lui donnaient cent francs par mois : moi-même je recevais des miens la même somme. Nous étions riches : cela ferait environ pour nous deux cents nouveaux francs. Nous devions payer là-dessus notre chemin de fer pour les permissions du dimanche. Nous décidâmes de louer à deux une chambre en ville. Au coin de l’avenue qui menait à la caserne et des boulevards extérieurs de la ville il y avait un hôtel minable et antique, auberge plus qu’hôtel, résultat probable de la fusion de deux bicoques encore plus minables, puisqu’il répondait au nom magnifique d’Hôtel du Chariot d’Or et du Bœuf Couronné. On nous y loua pour cinquante francs par mois, payés d’avance, une chambre à deux lits assez grands avec une grande commode à tiroirs.
Dès que nous avions fini de diner et lavé nos gamelles, nous nous précipitions chez nous et commencions par faire notre toilette. Il était impossible de se laver à la caserne. Logés au quatrième étage, les lavabos se trouvant au premier, il nous était impossible le matin de procéder à une toilette même sommaire. Nous pûmes ainsi être propres et la patronne de l’hôtel lava notre linge.
Nous n’étions pas très riches ? La chambre, le blanchissage, les frais de voyage, par ci par là deux sous de pain et deux sous de pâté pris à la voiture de la cantinière à la pause de l’exercice, cela ne nous laissait guère pour faire le jeune homme. Mais nous n’allions jamais au café et nous ne fumions pas. L’Etat nous octroyait tous les cinq jours le prêt c’est à dire trois sous et un paquet de tabac dont pour ma part je faisais cadeau d’abord à Lutz ensuite à quelque ancien qui avait astiqué mes cuirs.
Une fois lavés nous disposions de deux heures pleines pour nous détendre… ou nous étendre. Pour ma part j’écrivais à ma fiancée qui avait regagné Nice. Je plains les fiancés qui peuvent se voir tous les jours et n’ont jamais l’occasion de s’écrire. Ils ne savent rien l’un de l’autre. C’est dans les lettres qu’on livre son cœur. Notre chambre nous était utile surtout le dimanche où nous étions de garde. Car c’étaient les dispensés qui étaient de garde tous les dimanches et comme nous appartenions à quatre compagnies, notre tour de garde revenait toutes les quatre semaines. Une nuit et une journée de garde avec un repos précaire sur la planche de bas flanc, cela éreinte. Nous étions bien heureux de nous détendre sur un lit, notre garde achevée.
La vie de caserne ne ressemblait pas à la vie de château en ce temps-là. Trois planches posées sur deux tréteaux de fer, c’était notre lit. Une grande table servait à tout et à tous. On y astiquait ses cuirs et on pouvait y manger. Mais comme il n’y avait pas de tabourets, on s’asseyait sur le bord du lit pour consommer le contenu de la gamelle. Car il n’y avait pas de réfectoire. Une boule de pain pour cinq jours séchait sur la planche à pain suspendue au plafond. Le premier jour le pain était une glu collante ; le cinquième il s’effritait en poussière et c’était du pain noir. On buvait de l’eau. Dans toute mon année on ne m’a pas distribué qu’un quart de vin : le 14 juillet. Le café que l’homme de cruche nous apportait le matin n’était que les restes des cuistauds, des sous-officiers et des hommes de garde, qui prélevaient le jus au fur et à mesure qu’il sortait du percolateur.
Le menu de midi a été immuable. Le bœuf bouilli au fond de la gamelle pleine de bouillon et sur le couvercle de la gamelle une cuillère à soupe de légumes écrasés récoltés au fond de la chaudière. Quand on s’était levé avec de la chance, le bœuf était du bœuf ; mais on pouvait aussi bien tomber sur un morceau de gras ou sur un os. La prise de la Bastille nous permit de savourer le même bœuf mais rôti et non bouilli.
Pour de jeunes loups qui s’étaient levés à l’aube et avaient fait l’exercice en plein air¸ ce plat unique était assez frugal. Mais on se rattrapait le soir. Beaucoup de dispensés dînaient en ville, assez riches pour aller au restaurant. Et cela leur donnait quartier libre à cinq heures, tandis que les autres devaient laver leur gamelle et ne sortaient qu’à six heures. Mais ils avaient bien dîné. Car chaque compagnie ayant fourni son repas à ses dispensés comptant à son effectif, ceux qui vivaient à l’ordinaire comme moi avaient quatre plats différents le soir et mangeaient la part des absents. Nous pouvions ainsi avoir le même soir du rata, des haricots, du singe et du riz au lait. Nous faisions ainsi bombance, grâce aux absents.
On se portait d’ailleurs très bien : nous étions l’infanterie de ligne et la ligne nous l’avions. Je perdis trente kilos dans mon année de service.
Et l’infanterie n’était jamais portée. Et l’on avait gardé la tradition de l’Empire où l’on gagnait des batailles avec ses jambes plus encore qu’avec ses bras.
De nos cadres je n’ai pas grand-chose à dire. On les voyait si peu. Le capitaine Sallomon ne quittait guère son bureau. C’était un bien vieux capitaine à la veille de sa retraite ; il avait été engagé volontaire à la guerre de 70 et manquait d’éloquence. Lui donner à instruire des licenciés ne manquait pas d’humour, surtout à une époque où l’on commençait à vouloir instruire les soldats de toutes sortes de choses. C’est ainsi qu’une circulaire ministérielle ordonna aux chefs d’unité de faire une conférence à leurs hommes sur la Mutualité. Un autre aurait chargé un de ses dispensés, licencié en droit, de faire cette conférence qu’il aurait présidée. Une semaine de permission de onze heures sous le prétexte de préparer cette conférence et tous auraient été contents. Mais le Ministre avait prescrit que cette conférence serait faite par les chefs de corps. Alors, voici ce que ça donna. A un retour d’exercice nous attendait, à cheval, le capitaine. Il commanda : « Compagnie halte ! Premier peloton, demi-tour, droite ! » Il fit pénétrer son cheval entre les deux pelotons : « Formez le cercle ! » Il assura sa voix et déclara : « Le Ministre m’a chargé de vous parler de la mutualité. Vous êtes tous de grands garçons et vous savez ce que c’est. La mutualité est je ne sais quoi de mutuel, qui fait qu’on s’entraide mutuellement les uns les autres. Rompez ! »
Mais c’était un excellent homme.
Les lieutenants, on les voyait à peine : ils arrivaient sur le lieu de l’exercice vers neuf heures et commençaient par commander la pause. Puis on effectuait quelque rapide manœuvre. Le lieutenant commandait à l’adjudant ou à un sergent de ramener les hommes au quartier. Il enfourchait sa bicyclette et on ne le revoyait plus. J’ai connu quatre lieutenants ; l’un fin, distingué, sérieux était le fils du grand musicien Bourgault Ducoudray. Un autre assez distant s’appelait Botot de St Sauveur Lorraine : simplement. Le lieutenant Luzzati était plutôt sympathique. Le quatrième qu’on appelait le Marquis (et il était marquis) passait ses nuits à Paris ; à l’exercice il arrivait à moitié endormi, partait pour dormir et reprenait le soir le train pour Paris.
Aux manœuvres, mal entrainé, il ne tenait pas le coup et était le premier à s’affaler quand on sifflait la pause.
Mais j’ai connu un grand chef : le sergent Doirat, notre chef de section. C’était un entraîneur d’hommes né ; il était sévère, et ne passait rien. Il nous mena rudement, voulant faire de nous des hommes. Il nous avait insufflé un tel esprit de corps qu’aux marches d’épreuves on s’était juré de battre des records. Il y eut des hommes mal et aussi qui furent blessés. On s’arrangea entre nous, je portais deux sacs, mais le retour à la caserne était impeccable. Cela dura cinq jours et nous arrivâmes au complet.
Alors Doirat nous réunit dans sa chambre. « Messieurs, j’ai voulu faire de vous des soldats. Vous êtes des soldats et le lieutenant-colonel vient de me féliciter. Je vous ai durement menés. Mais maintenant vous êtes à la hauteur. C’est vous maintenant qui déciderez de l’exercice à faire : je n’ai plus rien à vous apprendre ! » Il le fit comme il l’avait dit. Le matin sur les rangs il demandait : « Où voulez-vous aller ? » On choisissait toujours le service en campagne et on mangeait des kilomètres plus qu’il n’aurait osé en commander.
Il était mécanicien de son métier et avait encore à faire au régiment. Mais c’était l‘un de ces merveilleux sous-officiers qui, peut-être, ont gagné la guerre de 14. Quand nous fûmes libérés, nous retardâmes tous notre départ de Chartres d’un jour pour offrir un beau dîner au Grand Monarque au sergent Doirat. Je vis là ce qu’un modeste sergent peut faire des hommes qui lui sont confiés.
L’année fut riche en incidents. Le voyage de Guillaume II à Tanger était une réplique au rapprochement anglo-français. Nous encaissions Fachoda mais l’Angleterre nous laissait les mains libres au Maroc. Guillaume fit les gros yeux et l’an suivant la conférence d’Algésiras régla provisoirement la question. Mais la guerre était dans l’air et nous fûmes consignés à la caserne, tous les officiers compris, pendant une quinzaine. Aucun journal ne pénétrait au quartier et l’on parlait de mobilisation. Un soir ce fut tragique. Nous allâmes toucher notre uniforme de guerre. Il fallait faire un ballot des vêtements que nous abandonnions, les étiqueter à notre nom et les verser au magasin. On toucha des cartouches, tout un matériel de campement et tout le bataillon, armes sur l’épaule, gagna la gare à pas cadencé. Un train nous attendait ; on nous fit monter dans les wagons. « Ça y est les gars ! » disait-on.
On attendit une bonne demi-heure le départ du train. Puis la sonnerie du régiment retentit. « Tout le monde en bas ! »
On reprit dans la nuit le chemin de la caserne. On reversa nos cartouches et nos habits collection de guerre. On reprit nos vieilles capotes. Et on se couchât très tard. Ce n’était qu’un exercice. Mais le quartier resta consigné.
Puis ce fut le circuit automobile du Mans : notre régiment devait y assurer le service d’ordre. On partit à pied, couchant chez l’habitant. En Beauce on était aussi mal reçu que possible. On enlevait la corde des puits avant notre arrivée. On nous faisait payer huit sous le litre de lait, qui en valait trois. On nous logeait là où des cochons n’auraient pas voulu rester.
Mais passé Nogent-le-Rotrou, ce fut le Paradis. Les gens du Perche nous accueillaient comme des enfants. Quand nous achetions un litre de lait : « Garde donc tes sous, mon petit gars ! » Dans la région de Bernay on nous avait entassés dans les fermes situées à proximité du parcours de la course. Un paysan m’aborda. « Dis-donc, mon gars, tu ne voudrais pas avec trois, quatre copains faire un bon dîner ? Oui ! on vous a tous mis là chez ce cultivateur. C’est des braves gens, mais pas riches et on leur a donné trop de monde. Ma ferme est par là à un kilomètre. Soyez-y à six heures ! on vous attend. » Nous y fumes quatre. Pour un bon dîner, ce fut un fameux dîner, un repas de noces à la campagne. Et on termina par une eau de vie de cidre qui avait vieilli dans un tonneau qui avait contenu du miel. Nous rentrâmes dans un bel état dans notre cantonnement.
J’ai eu souvent l’occasion d’être frappé par la différence de caractère qui règne d’un canton à l’autre. Il y a vraiment deux races de paysans, ceux de Zola et ceux de Georges Sand. D’une part des gens durs, méfiants, âpres au gain, hostiles à l’étranger ; d’autre part de braves gens simples ayant le cœur sur la main. C’est un problème qui mériterait d’être examiné et que l’histoire doit pouvoir élucider.
Cette virée dans le pays manceau nous enchanta. Nous fûmes au premier rang pour voir la course, où le premier dépassa pour la première fois cent kilomètres à l’heure. En 1906 c’était fabuleux.
Et nous rentrâmes à Chartres à pied. A Ceton église admirable avec plafond peint. Je rendis visite au curé pour être renseigné : « C’est vrai qu’elle est belle mon église. Et vous avez vu les statues ? – Mon Dieu, Monsieur le Curé, elles sont très belles (c’étaient des horreurs de la place St Sulpice) mais étant donné le style de l’Eglise, ça jure un peu et je préfèrerais des saints de bois de l’époque. – Ah ! il y en avait, mais c’était bien mieux. Quand le marquis nous a donné tous ces saints neufs on s’est débarrassés des vieux ! – Débarrassé ? Comment ? – Dame ! on les a sciés en trois : ils sont dans les bûchers et nous chaufferont cet hiver. – On peut les voir ? – Bien sûr, si ça vous amuse ! »
Horreur ! C’était bien vrai. D’admirables sculptures sur bois du XVème, sciées chacune en trois morceaux. Je gémis : « Monsieur le Curé, je ne sais pas si vous avez commis un gros pêché ; mais vous avez subi un grand dommage. N’importe quel antiquaire vous aurait donné pour chacune de ces statues plus que ce qu’a dépensé votre châtelain. Mais tous les morceaux sont là. Un spécialiste peut avec des goujons les recoller, les restaurer, les remettre sur pied. - Bah ! ça a de la valeur ces vieux bois vermoulus. – Informez-vous, Monsieur le Curé. » Ah ! il était temps que la loi des inventaires vint mettre à l’abri les trésors de nos Eglises.
A la Ferté-Bernard, deux paysans se disputaient : « Tiens, on va demander au militaire ! » Dame le militaire n’était pas du pays, il serait impartial. Le cas était grave. L’un des paysans avait loué pour un jour un verrat pour saillir une truie. Mais ce verrat s’était conduit comme un cochon, n’avait pas voulu manquer de respect à Madame Truie et naturellement le père nourricier ne voulait rien payer. J’interrogeais les Mânes de Salomon et je décidai : « Le verrat va rester un jour de plus avec la truie et quoiqu’il arrive le propriétaire de la truie paiera pour une journée ! » Les deux paysans furent d’accord : « C’est bien jugé tout de même. On va prendre une bolée. »
Nous repartîmes le lendemain à l’aube. Je mourrai, sans savoir si le verrat a fait son devoir. En manœuvres de ce genre, je commençais toujours, arrivé à l’étape, par laver ma chemise, bien souvent dans les mares du village, où la chemise prenait une belle teinte tabac. Ayant deux chemises qui alternaient, je pouvais chaque jour mettre du linge propre. Il nous arrivait parfois de cantonner dans quelque village situé au bord d’une rivière. Mais il était strictement interdit de se baigner. Au lieu de nous apprendre à nager, on évitait les accidents en nous laissant au sec. Les règles administratives sont le plus souvent négatives : l’armée et l’université étaient d’accord sur ce point.
J’aimais la marche en plein air. On est admirablement seul dans une colonne en marche. La cadence du pas m’inspirait des vers. Arrivé à l’étape, je notais les vers que j’avais composés en route. J’avais dans ma cartouchière droite des rouleaux de papier parcheminés et une fiole d’encre de Chine et dès que je pouvais m’installer un peu confortablement je mettais au net les poèmes pour la fiancée. Raymond en possède l’exemplaire unique et manuscrit. Je ne l’ai jamais revu. La fiancée doit avoir ses cachettes.
A peine rentrés de la Sarthe, nous dûmes repartir. Cette fois pour Paris. On craignait des troubles dans la capitale à l’occasion du premier mai, et on avait fait occuper la capitale par plusieurs divisions. Le soir du premier mai, je fus ainsi de garde à la Préfecture de Police. Je vis arriver toute la journée et toute la nuit les paniers à salade d’où les ouvriers arrêtés descendaient un par un entre deux haies de policiers qui se renvoyaient les pauvres diables à coups de poing. Ce passage à tabac systématique et transformé en une sorte de jeu m’a laissé un écœurement, qui m’a dégouté à tout jamais de tous les policiers. Un régime fondé sur les sbires ne peut qu’être abject.
Nous fûmes casernés un peu partout, à la galerie des machines, au couvent de la rue Oudinot qui devint plus tard le Ministère des Colonies, à l’Ecole militaire. Et le premier mai dura six semaines. On ne savait que faire de nous. En principe nous occupions un chantier un jour sur deux. Les ouvriers venaient fraterniser avec nous et nous porter de la bière. Nous étions assez inquiets. Les Beaucerons étaient venus avec la haine des manifestants qui, pour eux, paysans et cultivateurs avaient le double tort d’être parisiens et ouvriers. Nous savions qu’ils espéraient bien avoir à tirer sur les socialistes. Et nous avions chacun marqué notre homme pour faire dévier le coup de fusil en cas de grabuge. Mais il n’y eut pas la moindre manifestation. Les jours où nous n’étions pas de garde on ne savait que faire de nous. On essaya de nous faire faire l’exercice au terrain d’Issy-les-Moulineaux. C’est ainsi que je pus voir Santos Dumont dans son cigare à crémaillère et Renaud dans son cerf-volant. Mais on ne pouvait traverser Paris que l’arme à l’épaule et au pas cadencé et la rue de Vaugirard n’en finit pas. Et d’autre part on cherchait à camoufler l’occupation militaire et à ne pas sembler provoquer la population. Rassurer le capital sans inquiéter le prolétariat, c’est un équilibre instable que bien peu de roublards ont réussi à trouver.
Alors on tua le temps. On décida de nous faire visiter Paris, par escouades. Notre caporal Gouache, paysan illettré complètement perdu dans Paris, on m’ordonna de lui servir de guide. Nous n’avions que la Seine à traverser pour être au Musée Guimet. Les Beaucerons étaient éberlués et mes camarades parisiens s’en donnaient à cœur joie. Et je fis un rapport, que ce brave Gouache passa sa soirée à recopier de sa maladroite écriture.
La fois suivante, nous dimes à Gouache : « Ecoute. On va visiter Paris individuellement. Tu nous attendras à cinq heures chez le bistrot du coin, où nous t’ouvrons un crédit illimité. – Oui ! mais mon rapport ? – Ne t’inquiète pas. Tu n’auras qu’à le recopier. » Et je voulus m’amuser un peu. Dans ce rapport nous avions visité le Sacré Cœur de Montmartre, le Panthéon, le Trocadéro, l’Arc de Triomphe et je ne sais quoi encore. Au moins quinze lieues à pied. Gouache recopia le tout. Je fus appelé par le lieutenant : « Pourquoi vous moquez vous ainsi de ce pauvre caporal ? – Mon lieutenant, je vous demande pardon, mais c’est la situation qui est comique. Faire visiter Paris sous la conduite d’un paysan qui n’a jamais quitté son village ! – J’en conviens, mais on ne sait quoi faire de vous. – Ne pourrait on pas organiser des visites individuelles ? – Nous verrons ça. » On ne nous infligea plus de sorties collectives. En fait, on pouvait sortir du quartier par plus d’une porte. Et moi j’avais affaire à Paris. J’étais à cinq mois de ma libération et par conséquent de mon mariage. Il fallait aviser à trouver un appartement pour le jeune ménage et visiter les lieux. J’avais donc de quoi m’employer quand je n’étais pas assis sur les briques d’un chantier. Je pris l’habitude d’aller déjeuner rue St Jacques chez mes parents les jours où il n’y avait rien à faire.
C’était une mauvaise habitude. Car un jour où ma compagnie était consignée au quartier en piquet d’incendie, je me dis qu’il n’y aurait pas d’incendie et je vins demander à déjeuner à ma mère. Nous étions au dessert quand on entendit passer les pompiers. Et des gens criaient dans la rue : « Il y a le feu à la Halle aux Cuirs ! » C’était en somme à deux pas de chez nous et j’avais un ami qui habitait rue de la Clef. Ma mère voulait aller voir : je l’accompagnai.
Ça brûlait bien. Un immense incendie où tout fut détruit. Et les pompiers de toutes les casernes. Mon uniforme me facilitait l’accès aux premiers rangs. Et je tombai pile sur mon lieutenant, qui m’interpella : « Qu’est-ce que vous foutez-là ? vos camarades sont occupés un peu plus loin ! » C’était ma compagnie, le piquet d’incendie, qui avait été appelée. Je ne demandais pas mon reste ; je fis mine de m’engager dans la direction indiquée, mais je n’avais pas la moindre envie de voir l’incendie et je m’éloignai le plus vite possible du lieu du sinistre.
Nous ne rentrâmes à Chartres qu’en Juin, juste pour les examens de fin de peloton. Et on nous annonça une permission de quatre jours à cette occasion. Quelle aubaine ! J’allais pouvoir me rendre à Nice !
J’allai trouver le capitaine, lui expliquai mon cas et lui demandai la permission de partir par le train du matin. C’était pour moi le seul moyen de prendre à la gare P.L.M. le train pour Nice de deux heures quinze et d’arriver à Nice près de vingt¬-quatre heures après. Le caporal compris très bien et me dit : « Accordé ! » J’écrivis à ma mère de m’attendre à Montparnasse avec mes valises et mes affaires civiles. Car j’avais juste le temps de passer d’une gare à l’autre. Et naturellement j’annonçais la bonne nouvelle à Raymonde.
Vint le samedi du départ. Catastrophe ! A 9 heures on annonçait que d’ordre du lieutenant-colonel le train du matin était formellement interdit à tous les permissionnaires, qui devraient prendre le train de six heures du soir. Je me ruais chez le Capitaine : « Mon Capitaine, cet ordre ne me concerne pas, puisque vous m’avez promis que je prendrai le train du matin ? – Il n’y a pas de promesse qui tienne ; un ordre est un ordre. Le colonel a décidé : même les officiers ne pourront prendre ce train. Allez ! Rompez ! »
Je risquai le tout pour le tout. Je m’habillai en tenue n° I et me plantai bien en vue dans la cour. Le capitaine m’aperçut : « Malheureux ! qu’est-ce que vous faites là ? Si le colonel vous voit, ça va barder. Mon capitaine, je n’ai jamais pensé que la promesse d’un officier ne pouvait être tenue. Ma mère va m’attendre à la gare Montparnasse. Mon voyage à Nice est impossible. Je sais que vous trouverez un moyen. – Ne restez pas là ! » Et il m’entraîna : on fit le tour de la caserne. Le capitaine m’introduisit dans le parc à voitures, qui avait une face sur la campagne. Il m’ouvrit la porte : « Filez ! Si vous êtes pris, vous avez sauté le mur ; vous savez ce qui vous attend. »
La gare était assez loin. Je partis au pas de course. J’arrivai, le train arrivait lui-même du Mans. Pour ne pas être vu du piquet de garde de la gare, je montai à contre-voie dans un compartiment de troisième vide et m’installai dans un coin en remerciant tous les saints.
On a toujours tort de remercier les saints trop tôt. La portière s’ouvrit. Une dame parut encombrée de bagages et d’une séquelle d’enfants. Je l’aidai à monter. Je mis tous ses bagages dans les filets ; je donnai mon coin, quand mon à son tour un civil que je n’avais pas remarqué ! C’était le colonel en civil.
Je le saluai au garde à vous et j’attendis, lisant à travers sa tête. La désobéissance était formelle : il allait appeler la garde et me faire accompagner à la caserne où je passerai ma permission à la salle de police. Il hésitait. Faire cela en présence de sa femme envers qui je m’étais montré serviable ce n’était pas chic, vraiment. Il articula : « Je vous remercie, mon ami ! – A vos ordres mon Colonel ! » Et je tournai les talons, j’enfilai tous les couloirs, je mis tout le train entre le colonel et moi. A Paris, il eut été bien malin de me retrouver.
Le pauvre colonel ! Je comprenais pourquoi il avait interdit ce train à tous les militaires sous ses ordres. Comme colonel il devait voyager en première au quart de place. Mais sa famille nombreuse ne pouvait pas se payer ce luxe : les cartes de famille nombreuse n’existaient pas encore. Pour voyager à moindres frais et rester avec sa famille¸ il avait, lui, voyagé en troisième et toute la dignité de l’armée était compromise si on l’avait su. Il devait être aussi ennuyé d’être tombé sur moi que moi d’être tombé sur lui. J’eus un peu de honte pour la France payait si mal ses serviteurs.
Je trouvais Raymonde embellie : ce n’était plus l’enfant que j’avais quittée ; c’était une jeune fille vive et gracieuse. Je passai trois jours lumineux dans cette belle maison du Boulevard de Cimiez : quand je dis trois jours, je compte large. Car arrivé le dimanche à midi, je quittai Nice le mardi après-midi : c’était si loin de Chartres en ce temps-là.
Et ce furent les grandes manœuvres dans l’immense Beauce dorée où les blés étaient moissonnés. Les quatre bataillons s’étaient réunis et nous fîmes la connaissance du Colonel. Etapes énormes ; abris précaires ; je préférais coucher sur le trottoir un pavé sous la tête que dans la paille souillée ou ronflaient des ivrognes. Je m’étais chargé comme une bête de somme. Sur mon sac le bouthéon empli à refus de boites de conserve ; à mon côté gauche deux musettes dont l’une contenait une boule de pain et l’autre mon appareil de photographie rigide 9 x 12 à plaques. Mais j’étais robuste et préférais m’alourdir qu’être pris au dépourvu.
On chargeait à la baïonnette en ligne d’une brigade ; les perdreaux traqués ne pouvaient plus s’envoler ; des serre-files empêchaient les hommes de les ramasser. On se canardait gaillardement sans se faire le moindre mal. Cela ne nous entraînait pas le moins du monde à la guerre, mais marcher, mais courir dans les chaumes était un excellent exercice. Je me rappelle que ma compagnie avait un matin été détachée dans un pli du terrain en réserve. On était couché au soleil dans les éteules et l’on savourait la situation.
Soudain, on entend sonner la charge, puis c’est une ????? forcenée. Nous sommes en réserve ; nous ne bougeons pas.
Mais voilà que tout à coup apparait au galop le colonel en personne. Il se fout en colère. « Capitaine, que faites-vous ici ? – Mon Colonel, nous sommes en réserve et j’attends des ordres. – Monsieur, l’officier qui attend des ordres pour avancer à l’heure de l’assaut est un lâche ! » Pauvre Sallomon ! Nous le blaguions beaucoup ! Mais nous trouvions que le Colonel était ridicule. Comme s’il y avait eu le moindre danger à avancer ! Mais cela nous valut un excellent pas gymnastique à travers champs pour rejoindre la ligne.
Vint le dimanche de l’ouverture de la chasse. Il avait été décidé que les troupes en manœuvre libèreraient le terrain à quatre heures du matin et seraient consignées dans leurs cantonnements toute la journée. Or le lendemain lundi était jour réglementaire de repos : en manœuvres il y avait un jour de repos tous les cinq jours.
Pour remplacer le dimanche on prescrivit une manœuvre de nuit. On marcha à l’aube du dimanche avant de s’écraser dans la paille pour quarante-huit heures ; on avait parcouru quarante-quatre kilomètres. Mais ces deux jours de repos en pleine Beauce me faisaient gros cœur.
On avait loué à Paris au troisième étage du 43 rue Claude Bernard un charmant appartement de jeunes mariés et les ouvriers faisaient les tapisseries et refaisaient les peintures. J’avais grande envie d’y aller voir. La plus prochaine gare était à une bonne lieue. Je partis à travers champs, malgré les fatigues de la veille. Arrivé à cette petite gare, je tombai sur mon adjudant Cesari ! « Que faites-vous là ? Vous savez bien que le cantonnement est consigné ! – Oui, mon adjudant, mais je suis venu sans doute pour les mêmes raisons que vous. – Vous comprenez, ma famille est à Chartres et je voudrais bien passer ces deux jours avec eux. – Je le comprends d’autant mieux, mon adjudant, que je me marie dans un mois et que j’ai mille choses à faire à Paris. » Il en prit son parti : « Et bien ! puisque vous êtes là, ça ne vous ferait rien de prendre deux billets pour Chartres. Un adjudant, vous comprenez, c’est facile à repérer ; un soldat sans galon c’est impossible. » Il avait raison : on me délivra les billets sans difficulté et j’utilisai fort bien ces deux jours.
Mais à mon retour, j’appris qu’il avait failli arriver un drame. Le sergent vaguemestre était arrivé au cantonnement avec un télégramme pour moi : Raymonde qui gentiment m’envoyait un message pour l’anniversaire de nos fiançailles. Et il appela : « Moussat ! » Heureusement, il y a des copains qui ne sont pas trop bêtes. Mon camarade Marjolin répondit sans hésiter : « Présent ! » Et aucun des autres, même les Beaucerons, ne bougea. Le vaguemestre flaira quelque chose : « C’est bien vous, Moussat ? – Oui ! Sergent ! – Alors signez là. » Il fallait émarger quand on recevait un télégramme. Marjolin signa sans hésiter : Moussat. Le vaguemestre attendait toujours. Alors Marjolin ouvrit le télégramme : « C’est ma fiancée ! Merci, sergent ! »
Ah ! les camarades ! de lycée, d’Ecole, de régiment, de captivité ! Ils m’ont enseigné une façon intelligente et virile d’aimer, un désintéressement, une solidarité. La camaraderie c’est peut-être la plus belle forme d’amour. Rien qu’à cause des camarades, je n’ai jamais regretté de m’être fait pistonner pour être soldat.
Ç’avait été difficile. On réformait assez facilement les Normaliens, qui passaient pour avoir mauvais esprit et être antimilitaristes. Or, je portais des verres, j’étais myope et astigmate. Le verdict du major fut net et rapide : « Ajourné ! » Cela m’eût horriblement humilié de ne pas faire de service militaire. « Monsieur le Major, est-ce que votre décision est sans appel ? – Si ça vous chante, vous pouvez demander une contre visite au Val de Grâce, mais ça ne change rien. – Je vais tout de même essayer Monsieur le Major. »
J’en parlai à mon père. Mon père, vieux zouave, me compris bien. Or il se trouvait qu’il connaissait très bien le Directeur du Val de Grâce. Il m’accompagna auprès de lui. Il éclata de rire : « C’est bien la première fois que je vois un homme se faire pistonner pour faire son service militaire ! » Il me remit un mot pour le médecin qui me ferait passer la contre visite. Et je quittai le Val de Grâce, nanti de ce superbe certificat, plein d’humour : « Vue supérieure à la normale après correction par des verres appropriés ! » et c’est ainsi que je fus soldat.
On rentra à Chartres avant septembre. L’ouverture de la chasse marquait la fin des hostilités. Je devais me marier pour la Saint Michel. Je sollicitai une dernière faveur du capitaine adjudant major Rochet ; c’était de laisser repousser mes cheveux. Car le retour à la caserne avait donné du travail au coiffeur. Il refusa et même m’engagea à me faire couper les cheveux sans tarder, car les miens étaient déjà trop long.
En habit, avec cette tête de forçat. Je ne le souhaitai à aucun prix. Ma sœur s’était mariée à la fin de 1905 et j’avais eu une permission : j’avais pu me rendre compte à quel point ma tête rase était insolite à un mariage. Le capitaine Rochet ajouta : « En tous cas vous ne sortirez pas de ce quartier avec ces cheveux là ! » Je rongeai mon frein, bien décidé à risquer ma chance. Mais le soir à l’heure de sortie, je repérai le capitaine, il était debout à la porte de la caserne et chaque homme devait ôter son képi. Si les hommes avaient les cheveux trop longs, le capitaine faisait un signe et le barbier qui l’accompagnait exhibait une tondeuse n° 0 et de l’oreille gauche à la tempe droite traçait une magnifique avenue dans la broussaille capillaire. Le pauvre diable enfonçait son képi sur ce désastre et se précipitait chez le premier coiffeur pour se faire tondre en entier.
Je remontai dans la chambrée et guettai par la fenêtre la porte du quartier. Rochet n’en bougea pas. Le lendemain c’était la même chose ; le surlendemain pareil. Je savais Rochet capable de demeurer là jusqu’au jugement dernier. Et je ne pouvais plus gagner ma chambre de l’Hôtel du Chariot d’Or et du Bœuf couronné, où ma fiancée adressait ses lettres. Le quatrième jour je n’y tins plus et à quinze jours de la libération je sautai le mur de la caserne en plein jour. On montait sur la borne fontaine, on faisait un rétablissement et on se laissait choir. Je passai ainsi la dernière quinzaine de mon service militaire à sauter le mur tous les soirs. Et c’est nanti d’une coiffure d’honnête homme que je pus partir pour Nice et me marier."
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N.B. Ces mémoires sont inédites, en cours de publication, sous licence CC, merci de me demander l'autorisation pour toute utilisation, dans la mesure où elle n'est pas commerciale. Alain Moussat
Alain Moussat- Messages : 4
Date d'inscription : 28/11/2022
Super_Admin aime ce message
Re: Un service militaire au 102° en 1905-1906 - Chap. VI du Volume II, 6° partie des Mémoires d'un Fossile, d'Emile Moussat
Un grand merci monsieur Moussat pour ces documents.
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